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Dave Hartland s’allongea péniblement sur le sol nu et poussiéreux, puis joua des coudes pour progresser en direction de la fenêtre jusqu’à ce qu’il se trouve juste au-dessous de l’appui. Il apercevait à peine la rue en contrebas, et son cœur battait si fort qu’il avait du mal à tenir en place. Il entrevit une foule de policiers qui se planquaient derrière les voitures garées contre le trottoir.
Une balle vint fracasser la vitre pour se ficher dans le plafond, l’aspergeant d’éclats de verre et de poussière de ciment. Par pur réflexe, il roula sur lui-même en faisant de son mieux pour protéger sa nuque.
Il recula en battant frénétiquement des bras, et s’écorcha les coudes sur les planches rugueuses. Là-dehors, quelque part, un hélicoptère était à sa recherche et ne tarderait pas à le débusquer. Lorsque le traqueur thermique dont était équipé l’appareil l’aurait dans sa ligne de mire, il serait cuit. Il percevait la pulsation sourde du rotor, à peine audible et, pourtant, bien présente à chacun de ses mouvements.
Une fois dans le couloir, il put se relever. Il regarda à gauche, puis à droite, puis leva sa botte et donna un coup de pied dans la porte juste en face de lui. Il fit irruption dans la pièce, qu’il balaya de son fusil afin de couvrir tous les angles possibles, mais celle-ci était déserte. Après s’en être assuré, il s’accroupit et marcha ainsi vers la fenêtre. Il regarda en contrebas et vit une route large et droite comme un I flanquée de maisons luxueuses pourvues de terrasses.
Jusque-là, il aurait pu se trouver n’importe où ; mais maintenant il savait qu’il était à Bulverton et nulle part ailleurs ; dans la ville où il avait vécu toute son existence. Il pouvait même se situer avec précision, car il n’y avait pas d’autre endroit semblable à celui-ci dans tout Bulverton. Des voitures étaient garées des deux côtés de la rue et, derrière les rangées de toits, il aperçut des policiers accroupis. Plusieurs policiers. L’un d’entre eux s’était mal caché ; Dave Hartland leva son fusil et l’abattit.
Immédiatement, les autres policiers jaillirent de leurs positions, brandirent leurs armes et ouvrirent le feu. Des dizaines de balles fracassèrent le verre puis le mur dans une série de chocs sourds et sifflèrent dans la pièce. Dave n’eut aucun mal à les éviter toutes.
Il battit en retraite et alla regarder par la fenêtre au bout du couloir. Là, il put voir l’hélicoptère figé en vol stationnaire qui se découpait sur les montagnes lointaines ourlées de neige.
Les montagnes ?
Soudain, une voix suramplifiée résonna :
« Nous savons que vous êtes là, Grove ! Jetez votre arme, ou vos armes, et sortez de là les mains en l’air ! Mais d’abord, libérez les otages ! Allongez-vous par terre sur le ventre ! Déchargez votre arme ou vos armes ! Vous ne pouvez pas vous en sortir ! Nous savons que vous êtes là, Grove ! Jetez votre… »
Le nom de « Grove » le prit par surprise. Jusque-là, Hartland commençait à croire qu’il n’était pas dans le bon scénario. Là – un bref instant – il se demanda ce qui se passait exactement.
Pas le temps de réfléchir ! Il courut vers l’escalier, dévala les degrés quatre à quatre et traversa la vaste pièce à l’arrière de la maison. Il passa de grandes portes-fenêtres en miettes pour déboucher dans le petit jardin protégé par de hauts murs. D’un bond, il fut de l’autre côté, sans problème, puis il franchit une grille de bois et se retrouva dans une ruelle qui flanquait le jardin. Il s’accroupit et traversa cette ruelle au pas de course jusqu’à ce qu’il atteigne une seconde grille. Il passa par-dessus et prit immédiatement une position défensive, braquant son fusil à droite, puis à gauche.
Il se trouvait dans une autre grande rue, une route même, large, à deux voies, donnant sur le pont suspendu qui menait au centre-ville, le quartier des affaires. Un flot ininterrompu de voitures s’écoulait dans les deux directions ; leurs passagers n’étaient que des silhouettes informes derrière les vitres réfléchissantes. Les piétons se comptaient par dizaines ; certains marchaient seuls, d’autres par couples ou par groupes. Des gratte-ciel luisants de couleur bleue, dorée et argentée s’étiraient à des hauteurs vertigineuses.
Dave Hartland enclencha un nouveau chargeur et ouvrit le feu.
Aussitôt, il se vit entouré de cadavres et de carcasses accidentées ; il courut vers le pont suspendu et se retrouva face au péage plus vite que prévu. D’innombrables policiers surgirent de derrière les guichets, braquèrent leurs armes sur lui et ouvrirent le feu.
Dave se jeta au sol alors que les balles fracassaient le béton juste au-dessus de sa tête. Il visa et alluma les policiers un par un.
L’hélicoptère s’approcha dans la pulsation sourde de ses rotors. La voix suramplifiée explosa à ses oreilles :
« Nous savons que vous êtes là, Grove ! Jetez votre arme, ou vos armes, et sortez de là les mains en l’air ! Relâchez votre otage… »
Dave roula sur lui-même pour se retrouver sur le dos, visa et envoya une douzaine de balles dans le ventre de l’hélicoptère. Celui-ci explosa dans un fracas assourdissant, projetant un déluge de verre et de débris de moteur.
Il se tourna à nouveau vers les agents planqués derrière les guichets. Il en restait cinq, et ils lui tiraient toujours dessus.
Il se leva, son fusil à hauteur de la hanche, et marcha sur eux. Des balles déchirèrent l’air à quelques mètres de son visage.
Les policiers restèrent là où ils étaient, sans cesser de tirer dans sa direction. Derrière leurs casques aux visières miroir, il eût été bien incapable de distinguer leurs visages.
L’un d’entre eux était différent : c’était une femme en uniforme de policier. Elle avait retiré son casque et ses lunettes, et son visage superbe s’encadrait de longues tresses noires. Elle regarda Hartland d’un air surpris.
Il s’immobilisa ; à cette distance, les flics ne pouvaient pas le rater, et il le savait très bien. Quelques instants plus tard, les balles perforèrent sa poitrine, le rejetant sur la surface de béton de la route. Il eut une dernière vision, celle de la grande tour soutenant le pont, teintée de lueurs rouges, soulignée sur le noir du ciel. Soudain jaillit une inscription lumineuse.
Et un cochon arborant un sourire idiot entra dans son champ de vision sur la pointe des pieds pour s’installer tout en haut de l’écran dans un déluge de gouttes de boue. Dans sa gueule, il portait un rouleau de parchemin qui se déroula :
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Et les balles le déchiraient toujours, chacune plus douloureuse que la précédente.
On ne peut dire que le silence qui s’ensuivit lui parut durer une éternité, comme le veut le cliché, parce que Hartland n’était alors qu’un légume et, donc, n’avait plus aucune notion du temps. Quelques instants après que la technicienne eut enregistré la fin de sa session ExEx, elle activa l’ouverture de la porte, et une lumière éblouissante envahit l’étroit espace où gisait le corps de Dave Hartland.
La technicienne s’appelait Patricia Tarrant ; c’était une grande femme au regard intense, aux cheveux bruns ramenés en arrière. Il avait levé les bras – un geste qui n’avait rien d’inhabituel aux utilisateurs d’ExEx. Patricia rabaissa ses bras et le mit sur le flanc, non sans mal, puis elle rabaissa la nanoseringue.
Elle la mit horizontalement le long de son cou et chercha la minuscule valve qui permettait d’accéder aux terminaisons nerveuses rassemblées près de la colonne vertébrale. Elle glissa la pointe de la seringue dans la valve, puis tordit le plastique pour la sceller. Une fois la seringue en position, elle palpa sous le petit capuchon et trouva le bouton on/off. Elle aurait dû employer un instrument spécial, mais elle avait déjà effectué tant de fois cette même opération que, maintenant, la pression de ses doigts suffisait amplement. Elle appuya sur le bouton, réactivant ainsi l’existence de Hartland. Celui-ci s’étira immédiatement et eut un grognement. Un spasme nerveux contracta son épaule ; il inspira profondément.
« Ne vous inquiétez pas, monsieur Hartland, marmonna-t-elle automatiquement d’une voix rassurante. Tout va bien. Dites-moi si vous avez mal quelque part. »
Il restait immobile, mais à voir les mouvements de ses globes oculaires sous ses paupières closes, elle sut qu’il était conscient ou sur le point de reprendre conscience. Par mesure de sécurité, elle tendit la main vers la console au-dessus de la civière et envoya un signal d’alerte verte à l’unité médicale. Ainsi, ils sauraient qu’elle était en plein processus de retour à la vie, mais que, à ce stade, il n’y aurait probablement pas de complications.
Maintenant que la neuropuce était réactivée, elle la retira à l’aide de la seringue, puis s’empressa de la déposer dans la fiole posée juste au-dessous. Grâce aux sensors, elle localisa les nanopuces restantes et, d’une succion ferme de la seringue, les retira de la valve. Elle déposa alors la fiole dans le mini-Labotatoire ExEx.
Le stade suivant de l’opération était entièrement automatisé. Il s’agissait de soumettre les puces à un examen électronique afin de s’assurer qu’il s’agissait bien des mêmes que celles qu’on avait administrées au début de la session avant de les transmettre à l’autoclave ultrasonique où l’on nettoierait tous les fluides ou cellules provenant du corps de Hartland. Ensuite, on déprogramma, scanna, formata et reprogramma les puces une par une avant de les ranger en attendant le prochain utilisateur.
Le mini-laboratoire ExEx était scellé hermétiquement, imperméable aux pollutions atmosphériques ou d’autre nature, mais aussi contre toute interférence venant de l’utilisateur lui-même. L’appareillage effectuait toutes ces opérations en quatre secondes trois dixièmes, dont la majeure partie consacrée au nettoyage électronique.
Six cent treize neuropuces différentes avaient été injectées dans le système nerveux de Hartland en vue de sa session dans l’appareil d’ExEx, et on lui en retira six cent treize pour les nettoyer et les reprogrammer.
Patricia mit fin au processus de retour à la vie, puis elle quitta l’alvéole pour que Hartland puisse se remettre à son rythme.
Hartland ne tarda pas à s’asseoir sur son lit tout en regardant les murs nus de l’alvéole ; il était fatigué, amorphe, mais alors qu’il reprenait pied, il se souvint de ce qui était arrivé dans le scénario et se sentit de plus en plus chagriné. Un quart d’heure plus tard, Patricia revint le voir et lui demanda s’il était prêt. Lorsqu’il le lui confirma, elle voulut lui faire signer les paperasses habituelles avant de le libérer.
« Je ne veux rien signer du tout, Pat, dit-il en lui rendant sa liasse. Pas cette fois.
— Vous avez une raison pour cela ? répondit-elle sans manifester la moindre surprise.
— Oui. Ce programme était nul. Ce n’était pas ce que j’avais demandé.
— Pouvez-vous signer au moins celui-ci ? »
Patricia retourna trois feuillets pour exposer le dernier.
« Vous savez ce que c’est. Une attestation comme quoi je vous ai ramené à la vie correctement.
— Je ne veux pas me compromettre. Cette fois-ci, je suis vraiment mécontent de ce qui s’est passé. »
Elle lui tendait toujours la feuille et, au bout d’un moment, il finit par la prendre. Il la lut de la première à la dernière ligne ; c’était bien ce qu’elle avait dit, ni plus ni moins. Il la signa donc.
« Merci, lui dit-elle. Si vous voulez déposer une réclamation, vous devriez voir M. Lacey. C’est lui qui s’occupe de tout ce qui touche aux logiciels.
— C’est de la merde. Pat.
— Lequel était-ce ?
— Gerry Grove.
— Je m’en doutais un peu. Plusieurs clients s’en sont déjà plaints.
— Je suis resté près de trois mois sur liste d’attente. Tout le monde parlait de ce truc. De tous les scénarios que j’ai essayés, c’est de loin le plus cher…
— Je vous en prie… je n’en suis pas responsable. Je comprends que vous soyez mécontent, mais je suis chargée du bon fonctionnement des équipements. Tout le reste n’est pas de mon ressort.
— C’est vrai. Excusez-moi. »
Elle quitta brièvement l’alvéole pour passer à son propre bureau, puis revint avec une autre feuille.
« Vous n’avez qu’à remplir ce formulaire. Vous pourrez le laisser à la réception ou, si M. Lacey est disponible, aller directement le trouver.
— Ce que je veux, c’est qu’on me rembourse. Pas question de payer une somme pareille pour…
— C’est certainement possible, mais il vous faut l’accord de M. Lacey. J’ai mis un nombre référence sur le scénario. Il vous suffira de lui exposer les raisons de votre mécontentement. »
Il fixa la feuille de papier à l’en-tête de GunHo Corporation – service clientèle : notre contrat garantit votre satisfaction.
« Parfait. Merci, Pat. Désolé de m’être vengé sur vous.
— Ce n’est pas grave. Mais si vous voulez vous faire rembourser, ce n’est pas de mon ressort.
— D’accord. Excusez-moi.
— Comment vous sentez-vous ? Prêt à retourner dans la réalité ?
— Je pense, oui. »
M. Lacey n’était pas à son poste cet après-midi-là : à la requête de la jeune femme du guichet, Dave Hartland s’assit à la réception et remplit le formulaire de réclamation. Il biffa les premières réponses imprimées : équipements défectueux, erreur ou négligence du personnel, impolitesse, mauvaise sélection du scénario, interruption due à une panne, et ainsi de suite, pour se concentrer sur la partie intitulée Autre ? Là, le client ou la cliente disposait d’un grand espace vierge où il pouvait décrire selon ses propres termes l’objet de sa réclamation. C’est exactement ce que Dave désirait. Il y réfléchit un instant, puis écrivit :
1. Ce scénario ne se situait pas à Bulverton, car il n’y a pas de montagnes à proximité de cette ville, il n’y a pas de gratte-ciel à Bulverton, les voitures ne circulent pas à droite, il n’y a pas de pont suspendu, et pas davantage de rivières. La seule référence à Gerry Grove est la mention passagère de son nom.
2. Il s’agissait d’un siège de police à l’américaine, et pas d’un tireur fou rôdant dans les rues à la recherche de victimes ; l’une d’entre elles était mon frère, et je voulais savoir ce qui s’était réellement passé. Je reste sur ma faim.
3. J’ai attendu des semaines avant d’essayer ce scénario tel qu’on le décrivait dans les journaux, et cela m’a coûté une petite fortune. Je demande à être remboursé.
Il tendit le formulaire à la réceptionniste, qui le parcourut rapidement.
« Je ferai tout pour qu’elle soit remise à M. Lacey dès demain, dit-elle. Beaucoup de gens se plaignent de ce scénario, et on parle de le remplacer. Mais il reste très demandé.
— Il ne vaut rien. Ce n’est qu’un jeu à la con. Mes enfants ont les mêmes sur leur console.
— Apparemment, c’est ce que veulent les gens.
— Cela pourrait se passer n’importe où ! Ce machin n’a rien à voir avec ce qui s’est vraiment produit. Vous l’avez essayé ?
— Non. » Elle glissa le formulaire dans un tiroir. « Je pense que vous n’aurez aucun mal à vous faire rembourser. Pouvez-vous revenir demain, ou nous passer un coup de fil ?
— Oui. D’accord. »
Il s’en alla, plutôt mécontent. Dehors, dans la froideur du soir, un vent sec soufflait de la mer. Dave Hartland remonta le col de son manteau et entama la longue marche à flanc de colline pour regagner sa maison de London Road.